Autoconsommation collective : quelle gouvernance pour un système énergétique décentralisé ?

Quel mode de gouvernance de l’ACC permet la convergence des intérêts divergents et favorise son développement de manière efficace ? C’est la question à laquelle Charbel Hobeika et Quentin Labrue, deux élèves ingénieurs de l’école Polytechnique, tentent de répondre en analysant 5 écoquartiers d’ACC. Nous revenons sur leurs principaux résultats.

Alors que l’autoconsommation individuelle d’énergie a dépassé les 100 000 utilisateurs raccordés en France en 2021, l’autoconsommation collective (ACC), elle, se développe plus discrètement avec 6 projets pour 44 participants en 2018, et désormais 68 projets actifs pour plus de 800 participants fin 2021 (data.enedis.fr, 2021). Ce développement s’accompagne d’une promesse de production et de consommation d’énergie verte et partagée localement ! Son déploiement opérationnel se heurte toutefois à de nombreux obstacles de nature technique, économique et de gouvernance d’un réseau décentralisé. En effet, par rapport au modèle traditionnel centralisé, l’ACC met en scène de nombreux acteurs aux intérêts parfois divergents sur des questions centrales telles que le tarif d’utilisation du réseau central (TURPE) incontournable pour compenser l’intermittence des énergies renouvelables, la péréquation tarifaire garantissant la non-discrimination géographique du prix de l’énergie, ou encore son efficacité énergétique et économique (voir Gigout et al., 2021). 

Temps de lecture : 7 minutes

Catégorie : Energie
 

Tags: Energie, Gouvernance, Chaine de Valeur, Décentralisation

 

Le problème ?

Avec l’ACC, c’est une multitude d’acteurs qui entrent en jeu sur une chaine de valeur fragmentée. Cette hétérogénéité d’acteurs est à l’origine d’intérêts parfois divergents (Gigout, Mayer et Dumez 2021) qui peuvent freiner son développement et réduire son efficacité.

La démarche ?

Pour analyser la situation, la théorie de la gouvernance des réseaux (Provan and Kenis 2007; Lehiany B., 2012) est appliquée à 5 écoquartiers au travers d’une étude qualitative comparative sur les dimensions technique, économique et de gouvernance.

Et donc ?

Il n’existe pas un mode de gouvernance de l’ACC systématiquement supérieur aux autres : les avantages et inconvénients des 4 modes de gouvernance identifiés sont analysés. L’étude met également en évidence le rôle clé joué par la régulation.

Dans un système énergétique décentralisé, rendu possible par la dérégulation et les gains de compétitivité des énergies renouvelables, chacun peut produire de l’énergie, la consommer ou la revendre à un tiers. Cette approche doit en théorie permettre l’optimisation du mix des énergies renouvelables à l’échelle locale, selon les spécificités des territoires. Elle se présente donc comme une alternative complémentaire au système actuel dominant centralisé, plus rigide et ne permettant pas toujours une adaptation optimale aux caractéristiques locales. En prime, l’ACC redonne le contrôle à des acteurs jusqu’alors passifs, qui deviennent désormais des « consom’acteurs ».

Mais au fait, qu’est-ce que l’autoconsommation d’énergie et les consom’acteurs?

L’autoconsommation d’énergie consiste à consommer sa propre production, généralement grâce à des panneaux photovoltaïques. On en distingue deux types : l’autoconsommation individuelle avec un producteur qui consomme sur un même site tout ou une partie de l’électricité produite par sa propre installation; l’autoconsommation collective, quant à elle, interconnecte un ensemble de producteurs et consommateurs qui s’échangent de l’énergie sur un réseau local. Qu’elle soit individuelle ou collective, l’autoconsommation d’énergie nécessite un raccordement au réseau central afin d’injecter les surplus de production et de soutirer les surplus de consommation induits par l’inadéquation entre la production intermittente et les pics de consommation.  

On appelle « consom’acteurs » les individus qui prennent en charge tout ou partie de la chaine de valeur, depuis la production jusqu’à la consommation d’un bien ou service. Dans le cas de l’autoconsommation d’énergie, ils vont être à la fois producteurs, revendeurs et consommateurs d’électricité. L’objectif affiché est triple : contrôler sa production et sa consommation d’énergie pour réaliser des gains économiques et contribuer à la décarbonation du système.

Avec l’ACC la chaine de valeur traditionnelle de l’énergie se fait un « Makeover »

L’ACC fait intervenir de nombreux acteurs sur une chaine de valeur fragmentée et multi-niveaux (voir la figure 1 ci-dessous) :

  • les consommateurs et fournisseurs,
  • les producteurs d’énergie renouvelable et responsables d’équilibre,
  • les personnes morales organisatrices (PMO) de ces opérations,
  • les fournisseurs de service qui accompagnent les utilisateurs,
  • le gestionnaire de réseau de distribution,
  • le régulateur national.
Figure 1. Chaine de valeur de l'ACC

Si le rôle de la personne morale organisatrice (PMO) est de faciliter la mise en place et la coordination des opérations, plusieurs modes de gouvernance de l’ACC permettent en pratique de faire converger les intérêts des divers acteurs évoqués plus haut. 

Quel mode de gouvernance de l’ACC ?

Une étude comparative a été réalisée sur les 5 projets d’ACC suivants :

Le projet ABC à Grenoble est constitué de 3 centrales photovoltaïques en toiture 1 130 m² pour une production de 44kWh.

Le supercalculateur en Côte d’Ivoire est doté d’un système de stockage et d’un smartgrid très innovant pour une capacité de production de 180 kWh.

Les aqueducs à Sophia Antipolis ont une production annuelle de 256 KWh grâce à une installation de panneaux photovoltaïques sur 1800 m² étalés sur 4 bâtiments.

La Fleuriaye à Carquefou un des plus grands d’Europe avec une installation de 1,4 MWc (le rajout de 1 MWc supplémentaire est en cours).

Ydéal Confluence à Lyon alimente plus de 100 logements avec ses 532 panneaux solaires sur 12 000 m².

Combinée à une revue de littérature sur la gouvernance des réseaux, cette étude comparative a fait émerger 4 formes de gouvernance de l’ACC, leurs avantages et inconvénients.

Tableau 4 types de gouvernance des projets d'autoconsommation collective
Figure 2. Modes de gouvernance de l'ACC

Aucun de ces 4 modes de gouvernance n’est systématiquement supérieur aux autres. Le choix du mode pertinent dépendra à la fois des caractéristiques techniques et économiques du projet, mais aussi très largement de celles des participants. Par exemple, un projet d’ACC impliquant des acteurs hétérogènes, c’est-à-dire des ménages et des entreprises, avec un faible niveau de confiance, éviterait d’adopter une gouvernance partagée. Symétriquement, un projet qui rassemble des acteurs homogènes favorisera la gouvernance centralisée et donc une gouvernance par un seul acteur pilote ou bien un gestionnaire indépendant.

Alors, si ça marche bien l’ACC, pourquoi on en voit pas plus ?

L’étude a permis d’identifier plusieurs obstacles au développement de l’ACC en France :

  • La compétitivité relativement faible de l’électricité autoproduite en raison du fort subventionnement de l’électricité classique, n’incite pas à la transition, ainsi que la forte présence du nucléaire en France.
  • Le TURPE (Tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité) établi par la CRE (Commission de Régulation de l’Energie) rend plusieurs projets d’ACC non rentables surtout en absences de subventions de l’Etat.
  • La lenteur et la complexité des procédures administratives, notamment pour le raccorder au réseau principal.
  • Le manque d’expérimentation dû à une politique de la CRE qui souhaite bien encadrer avant d’expérimenter.
  • L’absence d’un système de stockage efficace et rentable qui permet de mettre en synergie les heures de productions et de consommation de l’électricité afin d’éviter les impacts négatifs d’une opération d’autoconsommation déphasée avec le pic de consommation d’énergie (saturation du réseau central et coûts supplémentaires).
  • La capacité des consom’acteurs à adapter leurs habitudes de consommation en la lissant durant la journée et en réduisant leur quantité totale d’énergie consommée.
  • Les positions ambivalentes des grands acteurs du secteur qui perçoivent le modèle traditionnel de distribution de l’énergie à l’échelle nationale menacé.

La régulation comme levier de développement de l’ACC

Même si cette étude se base sur un petit échantillon limité géographiquement, elle a permis de mettre en lumière que l’ACC a bien progressé depuis 10 ans malgré sa faible rentabilité, spécialement en France. Il apparait que la viabilité du business model dépendra de plusieurs aspects. Le soutien des collectivités territoriales et des avancés techniques des systèmes de stockages et des smart grids pour optimiser les taux d’autoconsommation et d’autoproduction sont essentiels. La mise en place d’un cadre réglementaire incitatif notamment en trouvant une solution plus attractive aux principes de la péréquation (prix identique sur tout le territoire pour l’ensemble des utilisateurs) et la tarification timbre-poste (tarification indépendante de la distance parcourue par l’énergie électrique) apparaît comme un facteur clé pour le succès du modèle. Un aspect aussi à prendre en compte est la fin de vie des actifs pour tenir la promesse d’un modèle vert et durable. Et oui ! Il faudra bien trouver une solution pour gérer le nombre croissant de panneaux si le modèle arrive à se développer à une plus grande échelle.

A propos de l’auteure

Farah Doumit est doctorante au Centre de Recherche en Gestion de l’Ecole Polytechnique. Ses recherches portent sur les innovations de business models favorisant la transition vers une économie circulaire, notamment dans les secteurs des déchets, de l’eau et de l’énergie.

(data.enedis.fr, 2021), https://data.enedis.fr/explore/embed/dataset/autoconsommation-collective-maille-enedis/table/

Lehiany, B., (2012), ”Gouvernance opérationnelle d’un Méta réseau : la formation du Marché Intérieur de l’électricité”, working paper

Gigout, Élodie, Julie C. Mayer, and Hervé Dumez. 2021. “Les « niches » de transition comme espace de renégociation du système énergétique : le cas de l’autoconsommation.” Annales des Mines – Gérer et comprendre 145 (3): 3–12. https://doi.org/10.3917/geco1.145.0003.

Provan, K. G., and P. Kenis. 2007. “Modes of Network Governance: Structure, Management, and Effectiveness.” Journal of Public Administration Research and Theory 18 (2): 229–52. https://doi.org/10.1093/jopart/mum015.

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