En matière d’innovativité des entreprises, il n’y a pas que la taille qui compte ! Si la jeune startup de la high-tech semble a priori plus agile, d’autres configurations organisationnelles conduisent à l’innovativité des entreprises. C’est le résultat d’une recherche conduite par deux élèves polytechniciens, Solène GOMEZ et Richard MALHA, à partir des 60 entreprises les plus innovantes du classement Forbes.
Temps de lecture : 5 minutes
Catégorie : innovation
Problème
Trop souvent, les théories ou études de cas uniques limitent leur explication de l’innovativité à des facteurs uniques ou des contextes particuliers. Pourtant des contre-exemples prouvent que la réalité est bien plus complexe.
Démarche
Les 60 entreprises du classement Forbes « The World’s Most Innovative Companies » (2018) sont analysés avec la méthode fsQCA (fuzzy-set Qualitative Comparative Analysis) à travers leurs investissements en R&D, taille, âge, valeurs, COMEX, environnement et goût du risque.
Solution
Cette démarche empirique vient casser quelques mythes théoriques. Six combinaisons de facteurs montrent qu’une entreprise peut être mature et innovante, que la prise de risques ne compte pas toujours et bien plus encore !
Il n’y a pas un, mais plusieurs types d’organisations innovantes ! En effet, si l’on considère l’innovativité des entreprises, c’est-à-dire leur capacité à générer de nouveaux produits, services et procédés, plusieurs facteurs tels que l’âge ou la taille, mais aussi l’investissement en R&D ou la culture de l’innovation, semblent jouer un rôle. La question n’est pas nouvelle en sciences de gestion, mais elle se pose aujourd’hui plus que jamais, alors que le nombre de licornes a augmenté de 353% entre 2013 et 20181, mettant de plus en plus de pression sur les acteurs traditionnels.
Une revue de la littérature sur l’innovativité des entreprises a permis aux auteurs d’identifier 3 catégories de facteurs expliquant la performance de l’innovation :
- La capacité d’innovation2, que l’on peut mesurer par l’investissement en R&D3, le « slack financier » disponible pour l’exploration de nouvelles solutions4, ou encore la taille5 et l’âge6 de l’entreprise.
- La culture de l’innovation, qui est appréhendée par les auteurs selon la place de l’innovation dans les valeurs de l’entreprise, telles que communiquées sur son site Internet et ses documents officiels (rapports d’activités etc.). Un autre indicateur culturel de l’innovation utilisé dans l’étude est l’aversion au risque, source potentielle de manque d’innovativité7.
- Le management de l’innovation, à la fois en interne (quels dispositifs de soutien à l’innovation ?) et en externe (quelles stratégies d’open innovation ?). Ces aspects qualitatifs sont appréhendés dans l’étude par la présence ou non d’une structure dédiée à l’innovation dans l’entreprise, comme une direction de l’innovation ou un « lab d’innovation », la présence de l’entreprise dans un écosystème innovant tel qu’un cluster technologique ou un pôle de compétitivité…
A partir de ces catégories, l’objectif spécifique de la recherche est d’identifier des combinaisons de facteurs conduisant à l’innovativité des entreprises.
A propos de la recherche
La méthode QCA (Qualitative Comparative Analysis) permet de mettre en évidence les différents liens de causalité expliquant un résultat à l’aide de l’algèbre booléenne. Sept facteurs sont ici passés au crible pour expliquer le classement Forbes des 60 entreprises identifiées comme « Innovation Premium »8 :
- Les investissements en R&D en fonction du chiffre d’affaire, « importants » au-delà de 20% et « faibles » en deçà.
- La taille, considérée « petite » en dessous de 25 000 employés, « grandes » sinon.
- L’âge qui est « jeune » jusqu’à 49 ans et « mature » à partir de 50 ans.
- La place de l’innovation dans les valeurs de l’entreprise, « clé » ou « centrale » lorsqu’elle est mise en avant sur leurs communiqués, périphérique (ou absente) sinon.
- L’aversion au risque, « faible » (donc prise de risque facile) quand l’indicateur « levered β »9 est supérieur à 0.91 et « fort » quand il est inférieur.
- L’environnement d’innovation, « open » quand le siège est à moins de 50 km d’un des hubs d’innovation suivants : la baie de San José et San Francisco ; New-York ; Francfort ; Tokyo ; Boston ; Shanghai ; Londres ; Beijing ; Bangalore ; Paris.
- La présence d’un responsable d’innovation au comité exécutif.
L’analyse des 60 entreprises les plus innovantes selon le classement Forbes (2018) permet d’identifier 6 types d’entreprises innovantes :
- « Les géants du web »
Exemple : Facebook, Tencent ou Amazon. Des entreprises jeunes et qui prennent des risques avec des innovations couteuses et incertaines, sans pour autant afficher l’innovation comme valeur principale. Leur investissement en R&D (bien qu’important en valeur absolue) reste petit comparé à leur grand chiffre d’affaires. Le manque de management de l’innovation est compensé par la manœuvrabilité́ de l’entreprise, acquise grâce à son jeune âge et à sa capacité de prendre des risques10.
- « Les explorateurs »
Exemple : Autodesk, ServiceNow ou des entreprises pharmaceutiques. Ce sont des profils type startup : petites et jeunes, présentes dans un écosystème innovant. Mais elles n’ont pas l’innovation dans leurs valeurs et ne mettent pas en place des dispositifs particulièrement favorables à l’innovation. Les facteurs structurels suffisent à induire l’innovativité11.
- « Les passionnés »
Exemple : Netflix, Alphabet ou Salesforce. Des entreprises jeunes, implantées dans un écosystème innovant, prônant l’innovation comme valeur et avec un responsable d’innovation siégeant à leur comité exécutif. Leur investissement en R&D est faible en comparaison à leur chiffre d’affaires. Elles sont longuement analysées dans la littérature12.
- « Les planificateurs »
Exemple : Trip.com, ServiceNow et Red Hat. Elles sont jeunes, investissant beaucoup en R&D, ne prenant que peu de risques, ne prônant pas l’innovation comme valeur et n’ayant pas un responsable de l’innovation à leur comité exécutif. La taille importe peu en présence d’un écosystème innovant et réciproquement l’écosystème innovation n’est pas nécessaire quand l’entreprise est petite. Dans cette configuration, l’investissement conséquent en R&D favorise la performance de l’innovation13.
- « Le luxe »
Exemple : AmorePacific, Hermes International ou autres producteurs de luxe. Elles sont de petite taille, matures, peu risquées et investissant peu en R&D. En effet, les innovations sur ces marchés viennent davantage de concepts que de moyens. L’innovation est une valeur intrinsèque et elles ont un responsable de l’innovation au comité exécutif. Elles sont très peu présentes dans la littérature, allant à l’encontre du dogme de « jeunesse = innovante »14, alors qu’elles savent être disruptives !
- « Les engagés »
Exemple : Incyte ou Workday. Cas d’école de la littérature (cf. citations précédentes), elles cochent presque toutes les cases : jeunes, de petites, investissant beaucoup en R&D et de façon risquée, avec l’innovation en valeur cardinale et un responsable au comité exécutif. Néanmoins, il apparait que la présence dans un écosystème innovant n’est pas une nécessité. Il peut s’agir d’un effet collatéral à la calibration binaire effectuée alors que la réalité́ est plus nuancée15.
Cette étude empirique a l’intérêt de se confronter aux théories ou aux études de cas qui, trop souvent, limitent leur explication de l’innovativité à des facteurs uniques ou des contextes particuliers. Au contraire, les combinaisons de facteurs créent des synergies ou se contrebalancent à cause de mécanismes très interdépendants. Ainsi, il n’existe pas une formule magique pour innover, mais plusieurs !
Cependant, comme toute démarche, elle a plusieurs limites dont la principale réponse sur la variable explicative. Le classement Forbes utilisé postule que la différence entre la valeur comptable d’une entreprise et de sa capitalisation boursière est due à son caractère innovant. Bien que cet indice permette de comparer des entreprises de différents secteurs d’activités, il ne prend pas en compte d’autres phénomènes expliquant l’écart (comme la spéculation boursière). Aussi, les entreprises non cotées sont omises du classement de facto. Or, elles pourraient avoir d’autres combinaisons permettant d’être innovantes, en particulier parce qu’elles ne sont pas soumises aux mêmes contraintes financières.
Ces limites sont autant de pistes de recherche qui s’offrent à nous. Mais le plus grand apport de cette recherche empirique réside dans l’illustration du manque théorique expliquant l’innovativité dans certaines configurations comme dans le cas des entreprises matures. Éclaircir les mécanismes amenant l’innovation dans ce contexte donnerait l’opportunité à d’autres entreprises matures de rivaliser d’ingéniosité avec les nouveaux entrants.
A propos de l’auteur
Joël Perez Torrents est doctorant au Centre de Recherche en Gestion de l’École Polytechnique après avoir suivi un master de recherche en gestion de l’innovation en alternance dans un cabinet de conseil en data science et être passé par le cycle ingénieur polytechnicien. Ses travaux actuels visent à comprendre les apports de l’IA dans la gestion de la personnalisation du parcours patient, dont il en discute de façon informelle dans son blog (https://jptorrents.substack.com).
1 Forbes, “The World’s Most Innovative Companies”, 2018
2 P. Vernimmen, 2020
3 PitchBook, Rapport du 14/11/2018. https://pitchbook.com/news/reports/3q-2018-vc-valuations-report
4 Hurley & Hult, 1998, Hurley et al., 2004
5 Pillon, 2015
6 Subramanian, 1996 ; Nohria, 1997
7 Damanpour, 1992
8 Pillon, 2015
9 Tan, 2001 ; Caruana et al., 2002
10 Tan, 2001
11 Damanpour 1992 ; Kimberly et Evanisko, 1981 ; Ettlie et al., 1984
12 Garcia et Calantone, 2002, Woodman et al. 1993 ; Zaltman et al. 1973
13 N’Doli Guillaume Assielou, 2008 ; Aleksey Savkin, 2017 ; Tidd et Bessant, 20181
14 Ettlie et al., 1984
15 Catherine Jewell, 2019